2011-05-10

INTUITION

C’est à force de corruptions consenties que je suis devenue un pèlerin des 88 temples de Shikoku. 

J’en ai reçu des cadeaux ! Le premier jour, un peu d’argent, un petit bonnet tricoté main pour protéger la tête en forme de stupa de mon bâton de pèlerin, le deuxième jour des fraises, le troisième jour une bouteille de boisson énergisante, le quatrième de l’argent...
(En aparté: Pour les biens péculiers, ça s’est arrêté là. Malheureusement mes rêves de richesses ne sont restés que lettres mortes)
Canettes de café, bouteilles de thé vert et agrumes fraichement cueillis, la liste des dons faits au pèlerin est aussi élastique et extensible qu'une guimauve faisant le grand écart sur un stand de fête foraine.

En toutes choses, il faut savoir raison garder. Le risque est de pêcher par excès de générosité. 

En effet, il me vient à l'esprit une cohorte de petits papis qui me suivaient partout et dont je ne savais comment me défaire. Quand ils me voyaient arriver, ils s’affolaient et se bousculaient au portillon. C'était l'effervescence! 
Voilà qu’arrivait un pèlerin de Shikoku escorté de son compagnon invisible, l’illustre Kōbō Daishi. C’était le moment de faire bon accueil, l’occasion de gagner de bons points et de recevoir bienfaits et protection en échange. Quelle aubaine ! Vite, vite, vite !  

Deux parmi eux représentaient selon moi de bons paradigmes. Le premier, je l’ai rencontré sur la route qui menait au Sankakuji (temple numéro 65, préfecture de Kagawa). Il était à moto. Première prise de contact. Il m’alpague, m’annonce que je me suis perdue et que je dois me diriger dans l’autre sens si je veux rejoindre le prochain temple. Mais non, pas du tout, lui rétorquai-je, j’ai volontairement bifurqué dans la direction opposée parce que je voulais visiter au préalable un zenkonyado (logement gratuit pour les pèlerins) avant de reprendre mon itinéraire. Selon moi, ces habitations font partie du patrimoine du pèlerinage et je m’y intéresse beaucoup parce que leur nombre va décroissant. En bref, je m’étais permis de m’écarter du chemin officiel pour aller à la rencontre d’autres lieux concomitants, autant de clés de compréhension sur la place qu'occupe le pèlerinage dans la vie quotidienne locale. Et voilà qu’arrivait un petit papi sur son scooter pétaradant et dégageant un nuage d’essence asphyxiant, qui me bloquait le passage sous prétexte que je ne suivais pas le parcours habituel, et qui s’était attribué lui-même le devoir de remettre la brebis égarée sur le droit chemin. ‘’Mais de quoi je me mêle ?’’, me suis-je dit. ‘’Encore un Japonais qui, par péché de gentillesse, me gène plutôt qu’il ne me rend service’’, pensai-je avec un soupçon de culpabilité. Durant nos pourparlers, je restai ferme, essayant d’expliquer que mon souhait était de visiter ce zenkonyado, et ensuite de revenir sur mes pas pour aller vers ce temple. C’était une superbe situation ubuesque où la personne venue à mon secours, à force d’insistances inopportunes, avait fini par me mettre sur les nerfs et à me la rendre antipathique. Finalement, quand il eut enfin accepté l’idée que je ne prendrai pas le chemin traditionnel et que je me dirigerai plus tard vers le lieu sacré auquel tout bon pèlerin aspire, il jugea que je ne pouvais pas y aller toute seule et que j’avais besoin de lui. J’avais tellement de chance de l’avoir rencontré, me disait-il. Car n’en déplaise, c’était un guide expérimenté. Il avait déjà servi d’accompagnateur à des Australiennes, Hollandaises, Américaines, etc., qu'il avait rencontrées dans les mêmes conditions que moi. En les abordant sur la route avec sa moto intempestive. A croire que son passe-temps était d'utilité publique! Cette partie du pèlerinage, c’était son domaine. Il allait me montrer les raccourcis et j’allais lui en être reconnaissante. Mais le bon samaritain se trompait encore une fois. Il préjugeait de mes désirs, et on se trouvait de nouveau face à un malentendu. Il voulait me montrer les routes les plus faciles et les moins pénibles à gravir, et moi je préférais prendre des sentes dans la montagne plus typiques et pittoresques. En effet, à quoi bon faire ce pèlerinage à pied, si c’était pour avancer sur une route en asphalte aux côtés des voitures et ne pas crapahuter dans le sillon des premiers pionniers ?

Le deuxième bienfaiteur importun, je l’ai rencontré en remontant le cap Muroto, situé au sud-est de l’île. Ce jour-là, Il pleuvait, j’étais en retard sur mon planning, c’était la Golden Week (les vacances de printemps au Japon) et j’avais un problème d’hôtel. La pluie n’était pas une difficulté, mais c’était un facteur gênant à prendre en compte, et tout prenait du temps. Il fallait sans cesse vérifier que tout était bien protégé dans des sacs plastiques et que l’eau ne pouvait pas s'y frayer un chemin. Ainsi, suite à une marche dans la montagne en direction du temple Shōsanji (#12), prise en étau entre les troncs monumentaux, sous un dais végétal brodé de branches gorgées d'eau qui se déployaient en rigoles, je progressais au milieu des torrents aériens. La pluie glissait sur moi. Parfois, elle déposait son nid dans les recoins laissés en saillie de mon vêtement imperméable. Tout mon corps ruisselait. J'étais devenue moi-même un cours d'eau. Mon cahier de pèlerin que je portais en bandouillère garde encore les traces outrageantes de ce débordement aquatique. Chacune des pages de mon receuil de calligraphies (marqué des 88 sceaux des 88 temples visités) est balafrée d'auréoles inesthétiques. Dégradations irréparables, mais qui au dire de certains apportent un gage d'authenticité. 
Quoiqu'il en soit, je n'avais pas envie de prendre le risque de dégrader davantage mon précieux carnet, et je prenais mille précautions pour le tenir à l'abri. Outre les multiples couches imperméables pour protéger mes affaires, les jours de pluie, je troquais mon habit blanc contre une tenue sombre et étanche. Séance d’escamotage. Comme le jour et la nuit. Mon apparence n’était plus du tout celle d’un pèlerin de Shikoku. Toutefois l’œil du connaisseur pouvait aisément me repérer de loin avec mon chapeau conique et mon bâton.        


 


C’est ainsi qu’un deuxième chasseur de pèlerins, en voiture cette fois-ci, arrêta son engin, et s’approcha de moi une canette de café à la main. Il espérait m’apprivoiser ou peut-être bien me corrompre. Il savait qu’une fois reçu un présent de sa part, il me serait difficile de l’ignorer et de le repousser.  

La pluie ne cessait de tomber, drue et crépitante. J’étais entourée par un nuage de particules aqueuses. 

Ma première réaction fut celle-ci : ‘’mais qu’est-ce que je vais pouvoir en faire ?’’ 
J’avais réglé mon paquetage avec minutie pour que l’eau ne s’infiltre pas. Quelle barbe! Qu'allais-je faire de cet encombrant cadeau dont je n'avais pas besoin!?
Alors que j’étais en train de m’interroger sur la façon la plus pratique de transporter cet objet, mon généreux donateur enchaina en me demandant tout de go un de mes fudas (les fudas sont ces billets en papier sur lesquels le voyageur écrit son nom et son adresse). La coutume veut que l'on offre un fuda pour exprimer sa gratitude. C’était la première fois que je m’en faisais extorquer un de la sorte. Mon interlocuteur ne manquant pas d’audace, me réclama de surcroît de signer son livre d’autographes. Toujours abrité sous son parapluie et moi dégoulinante sous l’averse, il me montrait page après page son carnet. Il commentait orgueilleusement chaque illustration, les nationalités des protagonistes, les textes écrits en plusieurs langues étrangères. A présent, c’était à mon tour d’y ajouter mon sceau, d’être prise en photo et de devenir l'heureuse élue qui allait pouvoir intégrer son merveilleux panthéon sacré de pèlerins. Tout cela allait de soi pour lui et à quoi bon s'en offusquer. Après tout il m’avait apporté une canette de café.
J’ai finalement collaboré docilement. Ecrire sous la pluie fut une mission très chaotique. Son cahier humide était au bord de la délétion ; et l'encre du stylo se mélangeait à l’eau du ciel. 

Depuis, j’ai inventé un néologisme au sujet de ce genre d’individus obsédés par les reliques de pèlerins. Je les nomme les ‘’fuda-otaku’’. Ce sont des gens qui collectionnent compulsivement les fudas, et constamment en recherche de raretés. En tant qu'Européenne, mon fuda est très recherché. Faire ma rencontre est un événement peu ordinaire. Et elle possède probablement un sens caché que Kōbō Daishi lui-même est peut-être le seul à connaître. Le fuda sur lequel j’écris mon nom et la date de la rencontre a une très grande valeur. Il recèle le souvenir de ce moment et catalyse l’énergie du destin qui l’a rendu possible. 
Cadeaux, services en tout genre, le pèlerin est choyé. À longueur de journées, on le soudoie avec des sourires et des mots aimables.  

Ce qui n’était au départ qu’une intuition, à présent était devenu une certitude. C’était le résultat de plus d’un mois de marche. Si j’inspirais l’attachement et la sympathie, c’était parce que je représentais quelque chose qui me dépassait. Toutefois, j’avais encore du mal à analyser ce que cela pouvait être. Et il me fallut attendre cette rencontre avec une gentille cuisinière pour que tout devienne clair.

Je suis de nature étourdie. Mais il m’arrive de plus en plus de penser que mes inadvertances sont des moments d’absence propices à m’ouvrir à l'éveil

En me dirigeant vers le cap Ashizuri-Misaki, sud-ouest de l’île de Shikoku, j’ai par mégarde confondu un panneau avec un autre et je me suis présentée à une auberge qui n’était pas celle où j’avais fait ma réservation. La personne à l’accueil était une femme d’âge mûre qui s’occupait à la fois du ménage et de la cuisine. Sa physionomie était aimable et on voyait bien qu'elle veillait au confort et au bien-être de ses hôtes. Dès qu’un client franchissait le seuil de l’entrée, elle se pliait en quatre pour le satisfaire. C’était le but qu’elle se fixait chaque matin en se réveillant, m’avait-elle confessé. Il en était de même me concernant. Rien ne lui échappait. Accommodant le menu du soir selon mes caprices, remplaçant le bœuf par du poulet, ou bien m’offrant de confortables pantoufles à la place de simples chaussons d’usage pour épargner mes pieds de pèlerins.

Le jour suivant… Etait-ce encore le fruit d’un moment d’inattention ou bien, au contraire, un oubli volontaire? Toujours est-il que j’ai quitté les lieux sans me rendre compte que j’avais emporté avec moi les clés de ma chambre. A messager divin, rencontre divine. Par un heureux hasard, j’étais obligée de m’arrêter de nouveau chez elle car la route du pèlerinage faisait une boucle et passait deux fois par le même endroit. Quand je retournai la voir pour lui rendre les clés et m’excuser, cette fois-ci elle m'offrit de prendre un café avant de reprendre ma marche, et pendant ce temps-là, elle me préparerait un onigiri (boulette de riz, équivalent de nos sandwichs, qu’on emporte partout avec soi comme coupe-faim). Je me laissais corrompre une nouvelle fois avec plaisir. Pendant ce temps-là, je me livrais à mon activité favorite, celle de scruter mon environnement et de m’imprégner de l’ambiance des lieux. Café faisant, je me promenais tranquillement, j’observais à loisir la configuration du réfectoire et je réfléchissais à la personnalité de mon hôtesse et à toutes ses démonstrations de bonté. Selon moi, elle représentait vraiment l’archétype de l’abnégation et je m’émerveillais de la manière avec laquelle elle nouait des liens amicaux avec les pèlerins. Il n’y avait qu’à regarder tous ces fudas collés au mur pour s’en persuader. Autant de témoignages de gratitude. Ou bien le livre d’or posé près de l’entrée et son merveilleux patchwork de dédicaces plus chaleureuses les unes que les autres. 

Et dire que tous ces fudas, épinglés les uns à côté des autres, matériaux éphémères de rencontres éphémères, évoquaient chacun la mémoire d’un moment partagé avec un pèlerin !

Elle les avait piqués au mur comme on poinçonne la flèche du temps. C'était comme la mise en exposition de rencontres fugaces scellées dans le corps des fudas. Des arrêts sur image et dénis du passé.

Elle me disait aussi que malgré la fatigue, elle ne baissait jamais les bras parce qu’elle sentait sans cesse une force invisible la poussait par derrière. Elle n’était jamais seule. Il y avait toujours cette force qui la soutenait. Cela faisait plus de trente ans qu’elle travaillait sans compter sa peine.
Je repris la route et je méditai sur ce qu’elle m’avait dit. Cette image était très parlante pour moi. Quand je marchais, je n'avais jamais ressentie la solitude ; j'étais toujours entourée. Les gens venaient vers moi et j’allais vers eux. En tant que messager de Kōbō Daishi, tout mon être se déployait comme un rhizome dans le temps et dans l’espace ; j’étais reliée au monde et au cosmos. 
Cette force invisible dont elle parlait, ce n’était pas pour moi un spectre ni la présence en trompe l’œil de Kōbō Daishi, mais cela ressemblait davantage à un immense nuage qui m’enveloppait et qui se dilatait, se dilatait comme le cœur d’une montgolfière se gonflant d’hélium. Plus j’avançais, plus la nuée que je trainais derrière moi et autour de moi grandissait et se nourrissait des rencontres réalisées le long du chemin. Plus elle amplifiait, plus je prenais conscience que j’étais le compagnon de route d'un patriarche aux pouvoirs cosmiques phénoménaux et plus je ressentais son souffle puissant sur mes épaules et sur mon dos.



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